Logistique urbaine fluviale à Bordeaux : freins et opportunités

A Bordeaux, trois expérimentations sur trois quais différents, dont celle avec le collectif Garonne fertile, ont révélé les freins et les opportunités à la mise en place d’une logistique urbaine fluviale. Une table-ronde a montré que la dynamique entre les acteurs et les élus s’accentue avec une priorité aux solutions locales. Un long chemin reste à parcourir pour bâtir une solution pérenne et que la Garonne soit de nouveau régulièrement utilisée pour transporter du fret.

« Les acteurs et les élus se parlent, c’est un bon début », se félicite François Le Gac, directeur de la Mission Fleuve de Bordeaux Métropole et co-organisateur, avec le collectif Garonne fertile, de la table-ronde sur l’avenir de la logistique fluviale urbaine. Ce responsable insiste : « Il est encore nécessaire de démontrer l’urgence de passer par le fleuve. Tout le monde ne tire pas dans le même sens. »

Le même jour que la table-ronde étaient réalisés les trois tests d’implantation de logistique fluviale urbaine sur trois quais différents de la ville, comme le voulait la métropole. Au quai Richelieu, destination finale du deuxième voyage Garonne fertile, entre 8h et 13h, un dispositif proposant une grue sur ponton a permis le déchargement de 30 palettes de denrées alimentaires en provenance du Lot-et-Garonne. Trois camionnettes biogaz ont effectué la livraison des chargeurs les plus éloignés alors que la desserte des clients implantés au cœur de ville a été assurée par 20 rotations de vélos-cargo.

Au quai de la Grave, entre 11h et 14h30, des bacs de bio-déchets collectés au moyen de vélos-cargo par la société Restovalor ont été chargés sur une barge au moyen d’une grue télescopique. Ces bacs ont ensuite été acheminés jusqu’à Bassens avant d’être redirigés vers une usine de valorisation toute proche.

Au quai de Bacalan, un bateau disposant d’une grue embarquée a déchargé 800 kg de matériaux de construction bois commandés par le groupe Boye. Les opérations se sont déroulées vers 16h sans encombre. L’acheminement jusqu’au chantier a été ensuite effectué par camionnette.

Les enseignements des trois tests

Si la phase expérimentale séduit, les trois tests ont montré les difficultés rencontrées sur des quais qui ne sont plus dédiés aux activités logistiques, les conflits potentiels entre les différents usages des espaces situés au bord d’une voie d’eau, démontré le besoin d’investir et d’articuler les différentes politiques de la ville, de la métropole, des territoires…

Par exemple, le quai Richelieu est un site extrêmement fréquenté par les cyclistes, notamment aux heures de pointe. Le choix avait été fait de ne condamner aucun espace de circulation en dehors du site de déchargement des marchandises. Le transport de ces dernières jusque sur les véhicules de livraison a donc dû être effectué avec la plus extrême prudence et selon un rythme ralenti. La manutention des produits frais (dans un conteneur réfrigéré) s’est avérée plus délicate que prévue afin de ne pas briser la chaîne du froid.

Au quai de la Grave, l’absence d’aménagement d’un quai accessible et la présence d’arbres et de végétaux sauvages ont rendu très difficiles les opérations d’accostage du bateau et auraient empêché le chargement des bacs si la grue présente n’avait pas eu une capacité d’emport surdimensionnée. Ce site, un peu en retrait mais qui permet un accès direct au centre-ville via le quartier de Saint Michel, semble particulièrement pertinent pour y développer une activité logistique. Il ne présente néanmoins pas actuellement un niveau d’équipement satisfaisant et la reconstruction d’un quai ou la construction d’un ponton dédié serait nécessaire.

Lors de la table-ronde, une vision commune se dégage entre les collectivités sur l’opportunité d’une logistique urbaine fluviale. Même si « la région n’a pas encore de mandat sur le fluvial », relève François Le Gac. « Nous avons eu longtemps beaucoup de fret sur la Garonne. Nous vivons une situation exceptionnelle du fait que la Garonne soit vide », lance Nadia Saadi, élue à la mutation économique de la ville de Bordeaux. « Toutes les planètes s’alignent, nous sommes en ordre de marche », font écho les territoires en bord de voie d’eau, notamment Michel Masset, président de la communauté des communes du confluent et des côteaux de Prayssas, d’où est parti le fret transporté lors du deuxième voyage de Garonne fertile.

Les enjeux sont urgents : qualité de l’air, saturation des routes, réchauffement climatique. Les nouvelles réglementations, type ZFE, peuvent accélérer les projets, mais, aujourd’hui, les tests montrent des quais plutôt inaccessibles aux activités logistiques et un manque d’infrastructures ou d’équipements. Les acteurs devront réveiller la Garonne. Pour y parvenir, une gouvernance est évoquée, associant tous les acteurs publics pour orchestrer et arbitrer les choix stratégiques.

Le concept ULS… 

Invités à la table-ronde, Pierre Ozone, élu à Strasbourg, et Thomas Castan ont expliqué un contexte et le choix d’ULS comme opérateur de la logistique urbaine fluviale dans la ville alsacienne. ULS a aussi lancé sa solution à Lyon en juin 2022.

Thomas Castan, fondateur du concept ULS, n’est pas venu sans proposition à Bordeaux, « une des 19 villes identifiées où le modèle est évolutif ». L’offre ULS repose sur de puissants investissements pour une offre gérée dans sa globalité : de la plateforme de massification au dernier kilomètre. « Le modèle doit être à iso coût par rapport au camion et ne doit pas être en perfusion des aides publiques », selon Thomas Castan. Il aligne les chiffres : « Nous avons aujourd’hui des grues à 500 000 euros, c’est ce qu’il faut pour lever 10 000 colis par jour et nous en avons une pour Bordeaux ».

Mais la Garonne n’est pas encore offerte. Nadia Saadi rappelle que la ville de Bordeaux a tout intérêt à s’appuyer sur la dynamique des acteurs du territoire : « Nous testons avec eux différentes marchandises et différents modes de manutention, nous serons principalement des facilitateurs. »

Moins industriel et coloré d’un discours militant, Benjamin Labelle, directeur de Manger Bio Sud-Ouest, chargeur de Garonne fertile, expose comme nécessaire « la coexistence de différentes échelles. Ma motivation est d’abord écologique et, en tant que petit chargeur, nous avons l’habitude de payer cher le transporteur. Pour nous, il n’est pas nécessaire d’investir des millions, nous pouvons adapter des techniques moins coûteuses. »

Même son de cloche pour le transporteur Jean-Marc Samuel, président d’APLF : « Nous gagnerons à considérer l’intérêt des canaux et de l’hinterland au-delà de la logistique urbaine fluviale. Sur ces linéaires, des flux sont prometteurs ». Les magasins Biocoop assureraient un voyage par mois. Christophe Delpino, propriétaire d’un magasin dans le quartier des Chartrons et représentant du réseau départemental, souhaite porter la démarche au niveau national : « La solution passera par la mutualisation des chargeurs. Nous ne voulons pas un bateau Biocoop. »

… Face à la vision des acteurs locaux

Intégrés à l’écosystème, les acteurs des derniers kilomètres participent à la fertilité du territoire. La directrice des Ateliers Remuménage (vélo-cargo et véhicules légers) rappelle l’intérêt d’impliquer les petites entreprises : « Selon une étude de 2019, les petits commerces représentent 26 % des flux entrant dans l’agglomération bordelaise, contre 2 % la grande distribution, le reste est partagé entre les artisans et le commerce de gros ». Pour Nadia Saadi, les acteurs de l’économie sociale et solidaire ou ESS (dont les Ateliers Remuménage font partie) doivent compter : « Bordeaux est capitale mondiale de l’ESS, ce sont eux qui les premiers ont amorcé les projets fluviaux ». Tous s’accordent pour reconnaître que les engagements politiques vont devoir monter en puissance pour transformer l’essai des premières expérimentations.

A Bordeaux, un tout récent schéma directeur des équipements fluviaux peut offrir un cadre pour adapter les futurs projets d’aménagements. Pour François Le Gac, « aucun modèle ne s’oppose à un autre, entre les gros volumes et les plus petits, les grandes entreprises et les petits acteurs, nous pouvons envisager différents quais pour différentes échelles. »

Le Grand port maritime de Bordeaux (GPMB) s’est aussi mis en ordre de marche. « Nous sommes la piste d’atterrissage et nous nous sommes adaptés avec une nouvelle grue hydraulique au gabarit fluvial. Un travail a aussi été mené avec les partenaires sociaux pour adapter les temps de déchargement », rapporte Didier Domens, chef du service développement, logistique et industrie du GPMB.

Stratégie et gouvernance, les prochaines étapes

Vanessa Lodié, chargée de mission à la direction infrastructures et transport de marchandises de la région Nouvelle Aquitaine, salue la démarche : « Il apparaît une convergence et une mise au norme salutaire de même qu’un effort sur les coûts ». Elle fait le lien entre les différentes institutions, sans pour autant mener une politique régionale spécifique au fluvial.

« Il reste à nous mettre au travail, organiser des rendez-vous BtoB, un grand forum pour voir vraiment le potentiel économique et adopter une stratégie », propose François Le Gac. Pour Adeline Charré, missionnée pour la relance du transport sur le territoire de la CCCCP (Damazan), les investissements publics sont nécessaires sur les infrastructures : « Si cela ne s’est pas fait tout seul, c’est qu’il y a encore trop d’incertitudes. Au-delà de la nécessité d’un quai, nous devons sécuriser des transporteurs qui viendraient en déplaçant leur bateau ». Pour rappel, le bassin est fermé par des écluses en 30 mètres sur le canal du Midi.

Au nom de la région, Francis Wilsius, élu au développement économique, a assuré d’un soutien financier sur les aménagements. À Damazan, au cœur du Lot-et-Garonne, les flux sont là, comme que le démontre une récente étude. Thierry Perez, directeur de Valoregem, entreprise de recyclage de plastique, représente un secteur industriel volontaire : « Nous allons faire comme les anciens, mais nous devons trouver encore des flux retours. »

Des deux heures de table-ronde, il est ressorti un besoin de stratégies claires et d’une gouvernance fédérative comme levier politique. La Garonne et son canal sont gérés par un mille-feuille administratif. Pour une ville mouillée où le transport fluvial de fret est absent, Bordeaux a gardé sa mémoire vive de l’usage du fleuve. La ville a aussi démontré son souci de croiser les différents enjeux alimentaires, urbanistiques, sociaux et économiques. « Il a fallu attendre les écolos, car tout était déjà là », lance un citoyen. Il a fallu peut-être dégager d’abord les quais pour que les Bordelais retrouvent la Garonne qui, elle, ne s’est jamais endormie.

Source : NPI